Le stockage et la transition énergétique

Publié par Arnaud Zufferey, le 20 février 2021.

Tout le monde le dit : la transition énergétique va accroître considérablement les besoins de stockage d'énergie. Et si c'était faux ?

Le raisonnement est en apparence simple : la crise climatique nous force à décarboner, donc indirectement à électrifier. On va produire de plus en plus d'électricité photovoltaïque qui produit surtout les jours d'été. On aura de plus en plus recours à des véhicules électriques et les pompes à chaleur vont consommer de l'électricité les nuits d'hiver... Ce décalage considérable entre l'offre et la demande va nous forcer à stocker l'énergie entre l'été et l'hiver. Et qui est mieux placé que la grande hydraulique pour cela ?

A priori cela semble assez logique, mais il y a quelques bémols...

Le solaire produit aussi en hiver

Tout d'abord, le solaire ne produit pas que l'été, loin de là. Le graphique suivant montre deux installations de taille identique (1 kWp) avec un montage incliné à 35 degrés (par exemple sur une toiture) et avec un montage à 90 degrés (en façade).

production solaire

On voit que ces deux courbes sont très différentes. En toiture la production du semestre d'hiver est de 35% de la production annuelle et celle-ci est de 45% en façade. La production solaire dépend donc de la manière de monter les panneaux. Il y a quelques années on avait tendance à privilégier des installations plein Sud, aujourd'hui on voit davantage des montages Est-Ouest qui maximisent l'auto-consommation. Peut-être que demain on verra davantage d'installations en façade pour optimiser la courbe annuelle... D'ailleurs de nombreux projets visent à maximiser la production hivernale : montage vertical sur toits plats, en montagne, sur les infrastructures, sur les lacs de barrages, etc. Les futures cellules solaires (p. ex. perovskites) seront moins chères, et un montage en façade sera encore plus pertinent.

Le solaire est décentralisé et auto-consommé

En Suisse le solaire est produit essentiellement sur les bâtiments, de manière décentralisée. Comme le tarif de rachat de l'électricité solaire est assez faible (environ la moitié du coût d'achat de l'électricité pour un client final), les producteurs ont intérêt à auto consommer leur électricité. Par conséquent seul le surplus est injecté sur le réseau. Cela signifie que la production solaire, même celle de l'été, n'est pas du tout équivalente à la production injectée. D'ailleurs actuellement les distributeurs d'énergie ne sont même pas capables de définir avec précision la quantité d'énergie produite puisqu'ils ne mesurent que l'injection sur les petites installations. Le réseau électrique voit donc en apparence une diminution de la consommation (corollaire de l'auto consommation) avant une production (correspondante au surplus injecté). Il est donc difficile d'affirmer quoi que ce soit sans simuler précisément ce qui se passe à une échelle fine (simulation horaire). Et lors de la simulation horaire il faut faire de nombreuses hypothèses qui peuvent fortement influencer les résultats...

Les nouvelles énergies renouvelables ont la priorité sur le réseau

Toutes les productions n'ont pas la même priorité sur le réseau ("merit order"). Les nouvelles énergies renouvelables comme le solaire ont actuellement la priorité. Si la production estivale est trop importante, ce sont les autres centrales qui doivent s'effacer (p.ex. centrales fossiles, nucléaire, fil de l'eau, etc.). Donc si on doit stocker quelque chose, ce ne sera pas du solaire... Ci-dessous un graphique de l'ElCom qui montre que les prix négatifs sont de plus en plus fréquents. La conséquence est que les propriétaires de centrales au fil de l'eau essaient de rendre leur production flexible (p.ex en produisant de l'hydrogène par électrolyse).

prix négatifs

Les PAC n'ont pas un fort impact sur la consommation d'électricité

Le chauffage consomme davantage d'énergie en hiver qu'en été, c'est certain. Et le nombre de pompes à chaleur (PAC) va augmenter, c'est très probable, mais cela n'aura pas forcément un impact important sur la consommation d'électricité en hiver.

Comme mentionné plus haut, le solaire produit aussi en hiver. Une pompe à chaleur peut très bien être réglée pour fonctionner la journée lorsque le soleil brille. Les chapes et les accumulateurs de chauffage peuvent absorber le décalage (stockage thermique).

Les chauffages électriques sont encore nombreux. Ceux qui sont dans des résidences secondaires peuvent être équipés de commandes à distance (cf. make heat simple) et ceux qui sont dans des résidences principales sont de plus en plus remplacés par des pompes à chaleur dont le rendement est environ trois fois supérieur. Prenons l'exemple de trois villas : la première est chauffée à l'électricité, la deuxième au mazout et la troisième au gaz. Les trois villas peuvent être chauffées avec une PAC avec la même quantité d'électricité qui était utilisée avant pour le chauffage électrique d'une seule villa et la consommation de gaz et de mazout disparaît.

Le nombre de pompes à chaleur n'a cessé d'augmenter ces vingt dernières années (de 7'000 par an en 2000 à 24'000 en 2020 selon les statistiques du GSP), mais la consommation totale d'électricité de la Suisse est restée stable (autour de 60 TWh). Une des raisons est que ces PAC sont installées principalement dans des zones peu denses (villas) alors que les centres urbains (immeubles) sont de plus en plus alimentés par des chauffages à distance (bois, rejets thermiques, etc.). C'est une des conséquences de la distribution de Pareto des chaudières.

Un autre aspect est le changement climatique lui-même qui influence les besoins de chauffage. Depuis 1980, les besoins de chauffage ont diminué de 20% et on s'attend à une évolution similaire pour les années à venir. Par ailleurs les besoins de rafraîchissement en été pourraient augmenter et absorber une partie de la production de solaire PV (PAC réversibles, climatiseurs).

Les besoins de chauffage diminuent aussi avec les rénovations. La taxe CO2 alimente le Programme bâtiments (environ 400 millions de francs par an) et ces rénovations diminuent la consommation principalement en hiver. D'ailleurs le Programme bâtiments soutient aussi les chauffages à bois (qui est un très bon stockage saisonnier de l'énergie solaire) et le solaire thermique (d'ailleurs contrairement aux idées reçues on peut aussi stocker l'énergie solaire thermique pour l'hiver, cf. Jenni).

Les véhicules électriques se combinent bien avec le solaire PV

Les véhicules électriques sont très efficients (environ 15 kWh/100 km pour une voiture de taille moyenne comme une VW Golf que tout le monde connaît). Ainsi pour 10'000 km par an il faut compter une consommation de 1'500 kWh, ce qui correspond à la production de seulement 8 m2 de solaire PV.

Si vous préférez l'éolien, une éolienne de 13 MW produit en 15 secondes l'électricité nécessaire pour faire le plein d'une voiture électrique (~54 kWh, de quoi parcourir plus de 350 km). Dit autrement une telle éolienne peut charger en une heure environ 250 véhicules.

Shell vise un parc de 500'000 points de charge d'ici 2025 et investit dans l'éolien. Total vise 150'000 points de charge et vise 35 GW de puissance pour ses installations de production d'énergie renouvelable.

La plupart des gens font environ 50 km par jour ce qui correspond à 7 kWh et une heure de route. Les véhicules sont donc inutilisés 23h par jour (soit 96% du temps) et leur batterie de 50 kWh en moyenne offre un énorme potentiel de stockage décentralisé. En 2020 en Europe environ 728'000 nouveaux véhicules électriques ont été immatriculés ce qui représente 37 GWh et ce n'est que le début. Les projets de stockage décentralisé ("vehicle to grid") poussent comme des champignons (p.ex. ce projet de Fiat avec 700 véhicules électriques et du solaire PV).

Les batteries de véhicules électriques peuvent avoir une seconde vie dans des stockages stationnaires ou dans des stations de recharge. Les batteries se multiplient aussi chez les particuliers (250'000 en Allemagne) et les technologies se multiplient (lithium ion, redox, sodium ion, etc.). Les solutions de virtual power plants se multiplient (p.ex. Sonnen racheté par Shell en 2019, ou next). Le stockage décentralisé minimise les coûts de transport de l'électricité et les pertes associées (transport, pompage, turbinage, etc.), et les barrages ne peuvent plus compter sur le très rentable pic de midi (balayé par le solaire PV).

La combinaison du solaire et du stockage décentralisé permet enfin l'émergence du smart grid. Les smart meters sont en cours de déploiement partout en Europe, les algorithmes sont prêts et la tarification dynamique va ouvrir de nouvelles opportunités (sans parler de la digitalisation, de la blockchain, etc.).

L'efficacité diminue surtout la consommation d'énergie en hiver

Le potentiel de l'efficacité énergétique en Suisse est d'environ 15 TWh soit le quart de la consommation actuelle d'électricité. Comme on consomme davantage d'électricité en hiver, le corollaire est que l'efficacité impacte surtout la consommation d'hiver. Le meilleur exemple est le programme ProKilowatt : les mesures les plus populaires sont celles sur l'éclairage, et l'éclairage est surtout utilisé en hiver. C'est pareil pour les circulateurs de chauffage...

L'hydrogène peut tout chambouler

L'hydrogène est le vecteur énergétique par excellence de la convergence des réseaux (cf. la synthèse de Carbon brief). On peut débattre des heures sur le rendement de l'électrolyse, mais lorsque les prix de l'électricité sont nuls ou négatifs cela ne joue plus aucun rôle. L'hydrogène peut apporter une flexibilité décentralisée et produire autant de l'électricité, de la chaleur que des powerfuels. Le stockage peut se faire d'une multitude de manières (liquide, gazeux, dans des oxydes métalliques, sous forme de pâte).

De nombreux acteurs sont en train de se profiler sur ce thème, voir par exemple l'association suisse des producteurs d'hydrogène.

D'autres facteurs peuvent jouer un rôle

Les productions et les consommations d'énergie sont par nature non linéaires, distribués dans l'espace de manière inhomogène et avec des distributions de Pareto. De nombreuses études ignorent ces aspects et font des sommes de moyennes annuelles qui n'ont aucune valeur. Par exemple les besoins en flexibilité en kW ne se traduisent pas facilement en kWh et encore moins en francs.

Les aspects économiques vont aussi jouer un rôle important avec la baisse du prix du solaire et du stockage. Des adaptations du cadre légal sont à prévoir aussi...

D'autres éléments sont encore plus difficiles à prévoir : par exemple qui aurait pu prédire la consommation de kérosène de 2020 avec le contexte de pandémie ?

Mon expérience pionnière est en train de devenir la norme

J'ai hérité d'une villa construite en 1984 avec chauffage électrique. Avec à peine quatre centimètres d'isolation en façade la consommation était d'environ 25'000 kWh par an ce qui fait une belle étiquette énergie "G". Grâce au soutien du Programme bâtiments j'ai pu isoler les façades (en 2009), installer un chauffage aux pellets et du solaire thermique et photovoltaïque. J'ai remplacé progressivement mes veilles ampoules par des LED et nous avons remplacé notre vieille voiture à essence par une Renault Zoé électrique. (Cf. le reportage de Canal alpha).

Selon les chiffres standards de l'ElCom, notre consommation devrait être de 7'500 kWh environ alors que la réalité est à 3'600 kWh (dont 1'400 couvert par le solaire PV et 2'200 kWh du réseau). Nous injectons environ 2'400 kWh par an sur le réseau. Lorsque notre voiture sera compatible avec le vehicle to grid, nous serons pratiquement totalement autonomes toute l'année.

Ce qui ce qui était considéré comme pionnier en 2009 est aujourd'hui le standard de construction/rénovation. En janvier 2021 environ 35% des véhicules neufs ont une propulsion alternative selon auto.swiss.

Conclusion

Notre expérience montre qu'on peut diminuer la consommation d'électricité (d'un facteur 7) et diminuer les pointes de courant (d'un facteur 3) tout en passant au solaire PV et à la mobilité électrique. Le projet de bâtiment à 16 ampères arrive à une conclusion similaire.

Les nouvelles énergies renouvelables vont nécessiter plus de flexibilité, mais le stockage centralisé n'est de loin pas la seule option.